Pierre Corneille, Le Menteur
LE COURS
Ce cours aborde tous les thèmes qu'il faut maîtriser sur la pièce de Corneille et sur le parcours "Mensonge et comédie". Organisé par blocs thématiques, il vous prépare à traiter n'importe quel sujet de dissertation qui pourrait tomber le jour du bac, à comprendre la problématique, à construire un plan (parties et sous-parties) et à vous appuyer sur des références et des citations précises de l’œuvre.
PARTIE 1 - LE MENSONGE COMME MOTEUR DU COMIQUE
1. Les mensonges extravagants de Dorante comme source de rire
Les mensonges de Dorante sont souvent si démesurés qu'ils provoquent le rire par leur extravagance et leur invraisemblance. Ces moments de la pièce reposent sur le comique de caractère (la figure du menteur), mais aussi un comique de situation né du décalage entre ces inventions et la réalité.
Le faux passé militaire
Dès l'acte I, scène 3, Dorante invente de toutes pièces un passé militaire glorieux :
"Je m'y suis fait quatre ans craindre comme un tonnerre." (v. 162)
Cette fanfaronnade est d'autant plus comique que le spectateur sait que Dorante sort tout juste de ses études de droit à Poitiers. Le contraste entre son apparence de jeune homme frais émoulu de l'université et ses prétendus exploits guerriers accentue l'effet comique. Dorante poursuit en détaillant ses prouesses imaginaires :
(…) Et durant ces quatre ans
Il ne s'est fait combats, ni sièges importants,
Nos armes n'ont jamais remporté de victoire,
Où cette main n'ait eu bonne part à la gloire :
L'accumulation de détails improbables (comme sa prétendue familiarité avec les grands de l'Empire) renforce l'aspect burlesque de ce récit.
La fête somptueuse sur l'eau
Le récit de la fête somptueuse sur l'eau (acte I, scène 5) est un autre exemple frappant de mensonge extravagant :
"Je fis de ce bateau la salle du festin :
Là je menai l'objet qui fait seul mon destin ;
De cinq autres beautés la sienne fut suivie,
Et la collation fut aussitôt servie."
Dorante se lance dans une description minutieuse qui devient absurde par son luxe de détails, et par les prétéritions :
"Je ne vous dirai point les différents apprêts,
Le nom de chaque plat, le rang de chaque mets :
Vous saurez seulement qu'en ce lieu de délices
On servit douze plats, et qu'on fit six services," (v. 377-380)
L'exagération atteint son comble avec l'évocation de la musique :
"Cependant que les eaux, les rochers, et les airs
Répondaient aux accents de nos quatre concerts." (v. 389-390)
Le mariage secret et ses suites
Le mensonge du mariage secret à Poitiers (acte II, scène 5) est particulièrement riche en rebondissements comiques. Dorante invente une histoire rocambolesque pour justifier auprès de son père son refus de se marier, à cause d’un prétendu mariage forcé :
"Désarmé, je recule, et rentre : alors Orphise,
De sa frayeur première aucunement remise,
Sait prendre un temps si juste en son reste d'effroi,
Qu'elle pousse la porte et s'enferme avec moi." (v. 661-664)
Ce récit, digne d'un roman d'aventures, provoque le rire par son invraisemblance et sa théâtralité excessive.
Plus tard, quand Dorante doit justifier l'absence de sa prétendue épouse, il invente une grossesse (acte IV, scène 4) :
DORANTE. Elle est grosse.
GÉRONTE. Elle est grosse !
DORANTE. Et de plus de six mois. (v. 1227)
Cette nouvelle invention, qui vient s'ajouter aux précédentes, montre l'habileté de Dorante à rebondir, mais aussi l'engrenage comique dans lequel ses mensonges l'entraînent.
Les mensonges extravagants de Dorante sont une source inépuisable de comique. Corneille joue sur l'ampleur et la créativité de ces inventions pour susciter le rire. L'accumulation de détails improbables, le contraste entre la réalité et ces fictions, ainsi que l'audace croissante de Dorante dans ses affabulations, créent un effet comique puissant. Ces mensonges ne servent pas seulement à faire rire, mais ils révèlent aussi le caractère de Dorante, son imagination débordante et son goût pour la mise en scène de soi, traits qui en font un véritable personnage comique.
2. Les mensonges des autres personnages que le « Menteur »
Bien que Dorante soit le menteur principal de la pièce, il y a aussi bien des mensonges ou des dissimulations chez d'autres personnages.
Les faux-semblants de Clarice
Dès le début de la pièce, Clarice utilise la dissimulation pour attirer l'attention de Dorante. Dans l'Acte I, scène 2, elle feint de trébucher :
"CLARICE, faisant un faux pas et comme se laissant choir.
Ay. (...)
DORANTE, lui prenant la main.
Et c'est pour moi, Madame, un bonheur souverain
Que cette occasion de vous donner la main."
Ce petit mensonge par l'action crée une situation comique et galante, montrant que la dissimulation fait partie des codes de séduction.
Le stratagème de Clarice et Lucrèce
Les deux jeunes femmes mettent en place un stratagème pour confondre Dorante, Clarice se faisant passer pour Lucrèce. Isabelle, suivante de Clarice, propose ce stratagème pour rencontrer Dorante sans éveiller la jalousie d'Alcippe son fiancé : lui écrire un billet doux en se faisant passer pour Lucrèce. Clarice approuve l'idée qui permettra de confondre le menteur :
« L'invention est belle, et Lucrèce aisément
Se résoudra pour moi d'écrire un compliment. » (v. 459-460)
Ce "mensonge" collectif ajoute une couche supplémentaire à la comédie des apparences.
Les dissimulations de Sabine
Sabine, la suivante de Lucrèce, joue un double jeu en acceptant l'argent de Dorante tout en servant les intérêts de sa maîtresse. Ses petits mensonges et dissimulations créent des situations comiques, comme lorsqu'elle prétend que Lucrèce a déchiré la lettre de Dorante (Acte V, scène 5) :
DORANTE. Qu'as-tu fait de ma lettre ?
En de si belles mains as-tu su la remettre ?
SABINE. Oui, Monsieur, mais...
DORANTE. Quoi ? Mais !
SABINE. Elle a tout déchiré.
Le jeu de Cliton
Cliton, bien que souvent exaspéré par les mensonges de son maître, finit par jouer le jeu. Il devient complice, parfois malgré lui, des inventions de Dorante, créant des situations comiques où il doit improviser pour soutenir les mensonges de son maître. À l'acte III, scène 4, Cliton plaisante, d'ailleurs, des qualités supposées de Lucrèce à mentir elle-aussi :
« Si, comme vous, Lucrèce excellait à mentir :
Le divertissement serait rare, ou je meure ! » (v. 928-929)
En conclusion, ces mensonges et dissimulations des personnages secondaires montrent que le mensonge n'est pas l'apanage du seul Dorante. Corneille crée ainsi un monde comique où la vérité est constamment mise à l'épreuve, multipliant les sources de rire et de quiproquos.
3. Les situations comiques engendrées par les mensonges
Les mensonges de Dorante ne sont pas seulement comiques en eux-mêmes, mais ils engendrent également des situations qui font rire les spectateurs tout au long de la pièce. Ces situations reposent principalement sur des quiproquos, des malentendus et l'embarras croissant du menteur pris dans ses propres inventions.
Les quiproquos et malentendus
Le quiproquo central de la pièce, né de la confusion initiale de Dorante entre Clarice et Lucrèce, est amplifié par ses mensonges. Par exemple, à l'acte III, scène 5, Dorante, pensant parler à Lucrèce, déclare son amour à Clarice qui se fait passer pour son amie :
DORANTE à Clarice : Oui, Madame, c'est moi,
Qui veux vivre et mourir sous votre seule loi.
(…)
Oui, c'est moi qui voudrais effacer de ma vie
Les jours que j'ai vécu sans vous avoir servie.
Que vivre sans vous voir est un sort rigoureux !
C'est ou ne vivre point, ou vivre malheureux ;
C'est une longue mort ; et pour moi, je confesse
Que pour vivre il faut être esclave de Lucrèce.
Cette situation est d'autant plus comique que Clarice connaît déjà les mensonges de Dorante et cherche à le confondre :
CLARICE : Jusqu'à vous marier, quand je sais que vous l'êtes ?
Le spectateur, qui connaît la vérité, rit de ce double malentendu où chacun croit duper l'autre.
L'embarras croissant du menteur
Les mensonges de Dorante le placent dans des situations de plus en plus délicates, source d'un comique de situation. Par exemple, quand son père lui demande le nom de son prétendu beau-père (acte IV, scène 4), Dorante est pris au dépourvu :
GÉRONTE. Il ne me souvient plus du nom de ton beau-père. Comment s'appelle-t-il ?
DORANTE. Il n'est pas nécessaire ; Sans que vous vous donniez ces soucis superflus, En fermant le paquet j'écrirai le dessus.
GÉRONTE. Étant tout d'une main, il sera plus honnête.
DORANTE. Ne lui pourrai-je ôter ce souci de la tête ?
Votre main ou la mienne, il n'importe des deux.
GÉRONTE. Ces nobles de province y sont un peu fâcheux.
DORANTE. Son père sait la Cour.
GÉRONTE. Ne me fais plus attendre,
Dis-moi...
DORANTE.Que lui dirai-je ?
GÉRONTE. Il s'appelle ?
DORANTE. Pyrandre
L'hésitation de Dorante et son invention in extremis d'un nom provoquent le rire. La situation s'aggrave quand Géronte se souvient d'un autre nom mentionné précédemment :
GÉRONTE. Pyrandre ! Tu m'as dit tantôt un autre nom :
C'était, je m'en souviens, oui, c'était Armédon.
Dorante est alors contraint d'inventer une explication encore plus farfelue :
DORANTE. Oui, c'est là son nom propre, et l'autre d'une terre ;
Il portait ce dernier quand il fut à la guerre,
Et se sert si souvent de l'un et l'autre nom,
Que tantôt c'est Pyrandre, et tantôt Armédon.
Les confrontations comiques
Les mensonges de Dorante provoquent des confrontations hilarantes, notamment avec Cliton, son valet. À l'acte IV, scène 1, Dorante raconte avoir tué Alcippe en duel, ce qui est immédiatement démenti par l'apparition d'Alcippe bien vivant à la scène suivante. Cliton ne peut s'empêcher de commenter :
CLITON : Les gens que vous tuez se portent assez bien.
Cette réplique souligne de manière comique l'absurdité des mensonges de Dorante et leur tendance à être rapidement démentis par la réalité.
Les justifications improbables
Pour soutenir ses mensonges, Dorante est contraint d'inventer des explications de plus en plus improbables, ce qui crée des situations comiques. Par exemple, pour justifier la "résurrection" d'Alcippe, il invente l'existence d'une poudre miraculeuse (acte IV, scène 3) :
"DORANTE : Ne t'a-t-on point parlé d'une source de vie
Que nomment nos guerriers poudre de sympathie ?
On en voit tous les jours des effets étonnants."
Cette explication farfelue, qui accumule les détails pseudo-scientifiques, est une parodie comique des récits de miracles ou des remèdes prétendument miraculeux de l'époque.
Les mensonges de Dorante sont un formidable moteur de situations comiques tout au long de la pièce. Qu'il s'agisse de quiproquos, de l'embarras croissant du menteur, de confrontations hilarantes ou de justifications improbables, ces situations maintiennent un rythme comique soutenu. Corneille exploite ainsi pleinement le potentiel dramatique du mensonge, créant une mécanique du rire qui repose sur l'accumulation et l'enchaînement des situations cocasses engendrées par les affabulations de Dorante.
4. Le rire complice du spectateur face aux mensonges
Le traitement du mensonge dans la pièce crée une connivence particulière entre le spectateur et l'action sur scène, générant un rire complice qui enrichit l'expérience comique de la pièce.
La supériorité du spectateur
Le spectateur, conscient des mensonges de Dorante, se trouve dans une position de supériorité par rapport à la plupart des personnages. Cette connaissance privilégiée est source d'un plaisir comique particulier. Par exemple, lorsque Dorante invente son passé militaire (Acte I, scène 3), le public rit de la crédulité de Clarice et Lucrèce qui s'exclament :
CLARICE : Quoi ! Vous avez donc vu l'Allemagne et la guerre ?
Le spectateur, sachant que tout est inventé, savoure l'ironie de la situation.
Les apartés de Cliton
Les commentaires de Cliton, le valet de Dorante, servent souvent de relais au rire du spectateur. Ses apartés soulignent l'absurdité des mensonges et invitent le public à partager son incrédulité amusée. Après le récit de la fête sur l'eau, Cliton s'exclame :
CLITON : Votre ordinaire est-il de rêver en parlant ?
Ces remarques créent une complicité entre Cliton et le public, tous deux témoins impuissants mais amusés des inventions de Dorante.
L'admiration pour la virtuosité du menteur
Malgré la nature répréhensible du mensonge, le spectateur ne peut s'empêcher d'admirer l'inventivité et la rapidité d'esprit de Dorante. Cette admiration est source d'un rire complice, notamment quand Dorante parvient à se sortir de situations périlleuses. Par exemple, quand il invente sur-le-champ une explication pour les multiples noms de son prétendu beau-père (Acte IV, scène 4) :
"DORANTE : N'ayez point là-dessus l'esprit en désarroi :
Pyrandre est un nom propre, Armédon un surnom,
Et d'Argante un signet dont il se fait renom." (v. 1361-1363)
L'habileté de cette improvisation suscite à la fois le rire et une forme d'admiration chez le spectateur.
En inventant des récits élaborés, Dorante devient même un véritable auteur (et conteur) de romans, par exemple dans le récit du mariage secret (Acte II, scène 5), où Dorante met en scène une véritable intrigue romanesque :
"DORANTE : Jugez par là du reste : à peine la nuit vient,
J'y retourne, on m'attend, on descend, on me tient,
Une chambre où d'abord elle entre comme en sûre," (v. 657-659)
L'anticipation comique
Connaissant le caractère menteur de Dorante, le spectateur anticipe avec plaisir les situations embarrassantes dans lesquelles il risque de se retrouver. Cette anticipation crée une tension comique qui renforce le plaisir du spectateur. Par exemple, quand Dorante prétend avoir tué Alcippe en duel (Acte IV, scène 1), le public attend avec impatience la confrontation inévitable entre les deux hommes, qui survient à la scène suivante avec l’arrivée spectaculaire d’Alcippe.
Le plaisir de la transgression morale
Enfin, le rire complice naît du plaisir de la transgression, qui crée de faite une certaine tension. Les mensonges de Dorante, bien que moralement condamnables, permettent au spectateur de goûter, sans risque, au plaisir de l'interdit. Quand Dorante déclare à son père :
"DORANTE : Croyez que c'est alors que je dis vérité." (v. 1562)
Le public rit de ce nouveau mensonge tout en appréciant l'audace du personnage qui ose mentir effrontément à son père.
En conclusion, le rire complice du spectateur face aux mensonges de Dorante est un élément central du comique dans Le Menteur. Cette complicité, née de la position privilégiée du public, de son admiration pour la virtuosité du menteur, et du plaisir de la transgression par procuration, enrichit l'expérience comique pour les spectateurs. Corneille réussit ainsi à transformer le mensonge en une source de divertissement sophistiqué qui engage activement le spectateur dans le jeu comique.
PARTIE 2 - LE MENSONGE REFLET DE LA SOCIÉTÉ ET DES MŒURS DE L’ÉPOQUE
La pièce de Corneille, en se centrant sur les mensonges et l’imagination débridée de son héros, est paradoxalement très proche de la réalité de son temps. Corneille la situe d’ailleurs dans des lieux qui parlent de manière très concrète au public contemporain : le Paris de la Galerie du Palais et de la Place royale, des Tuileries, et non dans un lieu vague et indéterminé comme c’est toujours le cas dans les comédies.
5. Le mensonge révélateur des codes de la séduction amoureuse
Les mensonges de Dorante, loin d'être de simples inventions gratuites, reflètent et mettent en lumière les codes de la séduction en vigueur dans la société contemporaine de Corneille. Corneille utilise ainsi le mensonge comme un prisme pour analyser, peut-être critiquer un peu les mœurs de son époque, et surtout faire rire le public de ses propres comportements.
L'importance de l'apparence et de la réputation
Les mensonges de Dorante soulignent l'importance capitale de l'apparence et de la réputation dans la société mondaine. Dès son arrivée à Paris, il cherche à se construire une image prestigieuse, comme le montre son faux récit de gloire militaire (Acte I, scène 3). Autrement dit, à Paris, les apparences sont trompeuses et il suffit de savoir se mettre en valeur soi-même pour réussir, notamment auprès des dames, comme le relève Cliton :
« De bien pires que vous s'y font assez valoir. » (Acte I, scène 1)
Le premier mensonge de Dorante montre l'attrait pour les exploits militaires dans une société qui valorise encore les idéaux chevaleresques. Le fait que Clarice et Lucrèce soient immédiatement séduites par ce récit montre à quel point l'apparence de bravoure est prisée.
La séduction amoureuse comme jeu social
Les mensonges de Dorante révèlent la conception de la séduction comme un jeu social codifié. Ses inventions visent souvent à séduire, comme lorsqu'il prétend être à Paris depuis un an uniquement pour admirer Clarice (qu'il croit être Lucrèce).
Dès sa première entrée en scène (Acte I, scène 2), Clarice fait exprès de trébucher pour que Dorante lui prenne la main (cela confirme que les apparences et même le mensonge règne à Paris) :
« CLARICE, faisant un faux pas et comme se laissant choir.
Ay. (...)
DORANTE, lui prenant la main.
Et c'est pour moi, Madame, un bonheur souverain
Que cette occasion de vous donner la main. »
S'ensuit un dialogue de séduction subtil et galant, qui fait penser aux débats amoureux des salons galants de l'époque, pour le jeune homme comme pour la jeune femme :
« DORANTE
Un amant a fort peu de quoi se satisfaire
Des faveurs qu'on lui fait sans dessein de les faire ; (…)
Jugez par là quel bien peut recevoir ma flamme
D'une main qu'on me donne, en me refusant l'âme. (…)
CLARICE.
Cette flamme, Monsieur, est pour moi fort nouvelle,
Puisque j'en viens de voir la première étincelle. (…)
Mais peut-être, à présent que j'en suis avertie,
Le temps donnera place à plus de sympathie. » (v. 137-150)
Un discours galant
Quand Dorante arrive devant la maison de Lucrèce pour le rendez-vous fixé par le billet, il entame, persuadé de parler à Lucrèce (qui est en fait Clarice), un discours galant et enflammé :
« Oui, c'est moi qui voudrais effacer de ma vie
Les jours que j'ai vécu sans vous avoir servie. » (v. 949-950)
La critique implicite de la superficialité
Tout en dépeignant ces codes, Corneille semble les critiquer subtilement. L'aisance avec laquelle Dorante trompe son monde souligne la superficialité de ces relations sociales. C’est Cliton qui le fait souvent remarquer :
"CLITON : Vous tenez celles-ci, tenez-vous-y tout rond,
Car je devine à peu près quel visage
Ferait à ce revers votre pauvre équipage." (v. 1266-1268)
Ce commentaire suggère que le succès social repose davantage sur l'apparence que sur la réalité.
La galanterie
Tout cela est contemporain du développement des salons et de la « galanterie », notamment autour de la « Chambre bleue » de la marquise de Rambouillet. Certains (et certaines) membres de la haute société opposent à la grossièreté affichée par une partie de la cour, un certain raffinement, des jeux, de l'esprit, l'art de la conversation entre gens de qualité. Parmi les thèmes les plus importants, la casuistique amoureuse, l'étude des situations autour de la conquête d'une jeune femme noble par un homme patient et poli. On le retrouve dans les romans à la suite de L'Astrée d'Honoré d’Urfé, écrit entre 1607 et 1628.
Tout cela prend aussi forme dans le cadre de l'idylle, de la pastorale, des bergeries. C'est donc l'apparition d'un état d'esprit caractéristique du XVIIe siècle, la galanterie. Les personnages de la tragédie, comme ceux de la comédie, dans des conflits politiques comme dans des histoires amoureuses, ne peuvent exprimer autrement leurs sentiments qu'avec le vocabulaire et la manière galante. C'est ce qu'on attend chez le public cultivé des comédies, que Corneille cherchait à conquérir en donnant une forme de noblesse à un genre à l'origine bas et méprisé par les doctes.
Les mensonges dans Le Menteur servent de révélateur des codes de la galanterie et des mœurs de la société mondaine du XVIIe siècle. Corneille par le personnage de Dorante et ses inventions, met en scène et analyse les conventions sociales de son époque, offrant ainsi une réflexion plus profonde sur les rapports humains et les valeurs de la société. Le mensonge devient ainsi un outil d'exploration sociologique, dépassant sa simple fonction comique pour offrir un miroir, peut-être critique, des mœurs contemporaines.
6. Le mensonge comme moyen d'ascension et d'intégration sociale
Corneille explore les mécanismes d'ascension et d'intégration sociale dans la société parisienne du XVIIe siècle. Les mensonges de Dorante révèlent les attentes et les valeurs de cette société, tout en questionnant la place du paraître dans la réussite sociale.
L'adaptation de Dorante à la vie parisienne
Dès le début de la pièce, Dorante utilise le mensonge pour s'adapter rapidement à la vie parisienne. Comme le souligne Cliton dans l'Acte I, scène 1 :
"Comme on s'y connaît mal, chacun s'y fait de mise
Et vaut communément autant comme il se prise."
Ces vers montrent d’emblée que Paris est un lieu où les apparences priment, et où l'on peut se faire valoir par la simple force de l'affirmation. Dorante saisit rapidement cette réalité et l'exploite à son avantage.
La construction d'une image prestigieuse
Les mensonges de Dorante visent principalement à construire une image prestigieuse de lui-même. Son faux passé militaire (Acte I, scène 3) et son récit de la fête somptueuse sur l'eau (Acte I, scène 5) sont des tentatives de s'élever socialement en se présentant comme un homme d'action et de moyens. Cette stratégie reflète les aspirations d'une société qui valorise le prestige et l'extraordinaire.
L'intégration dans les cercles mondains
Les mensonges de Dorante lui permettent de s'intégrer rapidement dans les cercles mondains parisiens. Sa capacité à inventer des histoires captivantes correspond aux attentes de la société galante. Certains (et certaines) membres de la haute société opposent à la grossièreté affichée par une partie de la cour, un certain raffinement, des jeux, de l'esprit, l'art de la conversation entre gens de qualité. Dorante, par ses mensonges élaborés, démontre sa maîtrise de cet "art de la conversation" si prisé dans les salons. Son récit de la fête sur l'eau (Acte I, scène 5) est un parfait exemple de la manière dont un galant homme devait savoir divertir son auditoire par des récits élégants et raffinés :
DORANTE : Je ne vous dirai point les différents apprêts,
Le nom de chaque plat, le rang de chaque mets :
Vous saurez seulement qu'en ce lieu de délices
On servit douze plats, et qu'on fit six services,
Cependant que les eaux, les rochers et les airs
Répondaient aux accents de nos quatre concerts.
Dorante se vante d’ailleurs de concurrencer les auteurs de romans, genre alors très à la mode dans les milieux mondains de Paris :
« J'aime à braver ainsi les conteurs de Nouvelles,
Et sitôt que j'en vois quelqu'un s'imaginer
Que ce qu'il veut m'apprendre a de quoi m'étonner,
Je le sers aussitôt d'un conte imaginaire,
Qui l'étonne lui-même, et le force à se taire.
Si tu pouvais savoir quel plaisir on a lors
De leur faire rentrer leurs nouvelles au corps..» (v. 362-368)
La pièce présente le mensonge presque comme une compétence sociale nécessaire. Dorante justifie ses inventions comme un moyen de plaire et de réussir socialement. Il explique à Cliton (Acte I, scène 6) :
"On s'introduit bien mieux à titre de vaillant :
Tout le secret ne gît qu'en un peu de grimace,
À mentir à propos, jurer de bonne grâce," (v. 331-333)
La critique implicite de la superficialité sociale
Tout en montrant comment le mensonge peut servir l'ascension sociale, Corneille semble critiquer implicitement la superficialité de cette société. Le succès initial de Dorante basé uniquement sur ses mensonges soulève des questions sur la valeur réelle accordée au mérite et à l'honnêteté, comme la comédie offrait une réflexion critique sur les mutations en cours de la société.
Le Menteur utilise le mensonge pour explorer et critiquer les mécanismes d'ascension et d'intégration sociale dans la société parisienne du XVIIe siècle. Corneille met en lumière l'importance du paraître et de l'habileté sociale, tout en questionnant la validité d'un système où le mensonge peut être un outil de réussite. Cette réflexion sur la société dépasse le simple cadre comique pour offrir une réflexion des mœurs et des valeurs de l'époque.
7. Le mensonge comme miroir des débats contemporains sur la civilité et la bienséance dans la société mondaine
Dans Le Menteur, Corneille met en scène les débats contemporains sur la civilité et la bienséance dans la société mondaine du XVIIe siècle. La pièce reflète les questionnements de l'époque sur les limites entre politesse et hypocrisie, sincérité et dissimulation.
Les lois de la galanterie et la civilité moderne
La pièce, comme les romans de l'époque, met donc en scène et interroge les codes de la galanterie et de la civilité moderne. Les mensonges de Dorante, bien qu’exagérés, s'inscrivent dans une culture qui valorise l'art de la conversation et de la séduction. La pièce soulève la question de la "dissimulation honnête" dans la vie mondaine. Les mensonges de Dorante, bien que poussés à l'extrême, reflètent une pratique sociale plus large où une certaine forme de dissimulation est acceptée, voire attendue. Isabelle, par exemple, excuse les exagérations de Dorante :
"ISABELLE : Dorante est-il le seul qui de jeune écolier
Pour être mieux reçu s'érige en Cavalier ?" (v. 873-874)
Le débat entre sincérité et complaisance
Avant Le Misanthrope de Molière, Le Menteur pose le débat entre sincérité absolue et complaisance sociale. Géronte incarne l'idéal traditionnel de franchise absolue, s'opposant aux mensonges de son fils :
"GÉRONTE : Êtes-vous gentilhomme ?" (Acte V, scène 3)
La plupart des autres personnages adoptent une position plus nuancée, acceptant une certaine dose de "mensonges de civilité". La pièce montre une certaine tolérance sociale envers les petits mensonges qui ne nuisent à personne. Lucrèce elle-même est prête à pardonner selon l'ampleur de la tromperie
LUCRÈCE : Dorante est un grand fourbe, et nous l'a fait connaître ;
Mais s'il continuait encore à m'en conter,
Peut-être avec le temps il me ferait douter.
CLARICE. Si tu l'aimes, du moins, étant bien avertie,
Prends bien garde à ton fait, et fais bien ta partie. (Acte IV, scène 9)
Cette attitude reflète une société où la vérité absolue n'est pas toujours considérée comme la plus haute vertu sociale.
Le mensonge comme spectacle social
La pièce présente le mensonge presque comme un spectacle social dont les spectateurs sont plus ou moins complices. Cliton, le valet de Dorante, illustre cette position :
"CLITON : Vous tenez celles-ci, tenez-vous-y tout rond." (v. 1266)
Il accepte les mensonges de son maître tant qu'il en est informé, devenant ainsi un spectateur complice de ce "théâtre" social.
Le Menteur utilise le thème du mensonge pour explorer les tensions et les débats de son époque autour de la civilité et de la bienséance. Corneille présente une société où la frontière entre politesse et hypocrisie est floue, où les "petits mensonges de civilité" sont largement tolérés, voire attendus. Cette exploration nuancée des codes sociaux et de leur ambiguïté morale ajoute une profondeur significative à la comédie, la transformant en une réflexion subtile sur les mœurs et les valeurs de la société mondaine du XVIIe siècle.
PARTIE 3 - LE MENSONGE COMME ÉLOGE DE LA COMÉDIE ET DE LA GÉNÉROSITÉ
Corneille dépasse la simple fonction comique du mensonge pour en faire un outil d'exploration philosophique et artistique. À travers les inventions de Dorante, le dramaturge offre une réflexion métathéâtrale sur la nature de la création dramatique, interroge la relation complexe entre vérité et illusion, et célèbre la puissance de l'imagination et une vision positive de la vie. Ainsi, Corneille élève la comédie au rang d'art noble, capable non seulement de divertir mais aussi de susciter une réflexion profonde sur la nature de la réalité, de la perception et de la création artistique.
8. Le mensonge comme métaphore de la création théâtrale
Dans Le Menteur, Corneille utilise le mensonge non seulement comme ressort comique, mais aussi comme une puissante métaphore de la création théâtrale elle-même. Cette dimension métathéâtrale (une pièce de théâtre qui parle du théâtre) permet à l'auteur de réfléchir sur son art et de faire l'éloge de la comédie comme genre noble et créatif.
Les mensonges élaborés de Dorante peuvent être vus comme des mini-pièces de théâtre qu'il improvise. Par exemple, son récit du mariage secret à Poitiers (Acte II, scène 5) est construit comme une véritable intrigue dramatique :
"DORANTE : Ce soir même son père en ville avait soupé ;
Il monte à son retour, il frappe à la porte : elle
Transit, pâlit, rougit, me cache en sa ruelle,
Ouvre enfin, et (…) (v. 620-623)
Cette narration, avec ses rebondissements et ses personnages, ressemble à la construction d'une scène de théâtre, invitant à faire le parallèle entre le menteur et l'auteur dramatique lui-même, Corneille.
Comme le remarque le spécialiste Marc Escola, l'emploi récurrent du mot "pièce" renforce cette lecture métathéâtrale. Le terme apparaît à plusieurs reprises, notamment lorsque les personnages découvrent qu'ils ont été dupés par Dorante. Clarice l'utilise pour évoquer la fête imaginaire sur l'eau (v. 881), tandis que Philiste salue le génie de Dorante en qualifiant son invention de mariage de "pièce fort complète, et des plus à la mode" (v. 1482). Ces occurrences invitent le spectateur à considérer les mensonges de Dorante comme des créations théâtrales à part entière et, à l’inverse, la création théâtrale comme des mensonges.
Les inventions de Dorante brouillent constamment la frontière entre réalité et fiction, tout comme le fait le théâtre. Cliton commente cette confusion de manière éloquente :
"CLITON : Quoi ? Même en disant vrai, vous mentiez en effet !" (v. 1628)
Cette réplique souligne la complexité du rapport entre vérité et mensonge, réalité et illusion, au cœur de l'art du théâtre.
Le plaisir évident que prend Dorante à inventer et à ses véritables "performances" (ses mensonges) manifeste la joie de la création artistique. Il l'exprime clairement en se faisant le concurrent des auteurs de romans :
"DORANTE : J'aime à braver ainsi les conteurs de Nouvelles." (v. 362)
Ce plaisir de la création et de la performance fait écho au plaisir du dramaturge et des comédiens dans l'élaboration et la représentation de la pièce.
Enfin, les réactions variées des autres personnages aux mensonges de Dorante peuvent être vues comme une métaphore de la réception du public au théâtre. Certains sont dupes, d'autres sceptiques, certains admiratifs de son inventivité. Cliton, par exemple, oscille entre admiration et exaspération :
"CLITON : Les gens que vous tuez se portent assez bien." (v. 1186)
Cette diversité de réactions reflète la multiplicité des réponses du public face à une œuvre théâtrale.
Ainsi, à travers le personnage de Dorante et ses mensonges, Corneille offre une réflexion sur l'art théâtral lui-même. Il met en lumière le processus créatif, le jeu entre réalité et fiction, le plaisir de la performance et l'importance de la réception du public. Ce faisant, il élève la comédie au rang d'art noble, capable de susciter une réflexion profonde sur la nature de la création artistique et sur les rapports complexes entre vérité et illusion.
9. Le mensonge comme vecteur de vérité paradoxale et exploration philosophique
Corneille utilise le mensonge comme un moyen paradoxal de révéler des vérités profondes et d'explorer des questions philosophiques complexes. Cette utilisation subtile du mensonge démontre la capacité de la comédie à transcender le simple divertissement pour offrir une réflexion profonde sur la nature humaine et la réalité.
La pièce de Corneille plonge le spectateur dans un tourbillon de mensonges et d'inventions qui brouille la frontière entre vérité et illusion, l'invitant ainsi à réfléchir sur la nature complexe de la vérité et de la perception. Voici comment la pièce parvient à cet effet :
Le quiproquo initial et ses ramifications
La confusion entre Clarice et Lucrèce dès le début de la pièce crée un malentendu fondamental qui se propage tout au long de l'intrigue. Le spectateur, conscient de cette méprise, observe Dorante s'enferrer dans ses mensonges basés sur une fausse prémisse. Par exemple, à l'acte III, scène 5, Dorante déclare son amour à "Lucrèce" (en réalité Clarice), créant une situation où le vrai et le faux s'entremêlent inextricablement.
Les mensonges en cascade de Dorante
Chaque nouveau mensonge de Dorante s'ajoute aux précédents, créant un échafaudage de plus en plus complexe. Le spectateur, tout comme Cliton, peine à suivre ces inventions successives. L'épisode du faux mariage à Poitiers (Acte II, scène 5), suivi de l'invention d'une grossesse (Acte IV, scène 4), illustre cette escalade vertigineuse.
La mise en abyme du mensonge
Les autres personnages, notamment Clarice et Lucrèce, utilisent eux-mêmes la dissimulation pour confondre Dorante. Cette stratégie ajoute une couche supplémentaire de confusion, comme le montre la scène de l'entretien nocturne (Acte III, scène 5) où Clarice se fait passer pour Lucrèce.
L'incertitude croissante du spectateur
Au fil de la pièce, le spectateur, initialement complice de Dorante, commence à douter de chaque réplique. Même les moments de vérité apparente deviennent suspects. Par exemple, lorsque Dorante avoue son amour pour Lucrèce à son père (Acte V, scène 3), le spectateur ne sait plus s'il s'agit d'un nouveau mensonge ou d'une vérité.
La résolution ambiguë
Le dénouement de la pièce, où Dorante semble enfin dire la vérité tout en manipulant habilement la situation (Acte V, scène 6), laisse le spectateur dans l'incertitude quant à la sincérité finale du protagoniste.
Cette construction complexe invite le spectateur à réfléchir sur la nature de la vérité et de la perception. Comme le souligne Cliton : "Quoi ? Même en disant vrai, vous mentiez en effet !" (v. 1628), la pièce suggère que la vérité peut parfois émerger du mensonge, et que notre perception de la réalité est souvent basée sur des apparences trompeuses.
Le Menteur crée un vertige chez le spectateur, l'obligeant à constamment remettre en question ce qu'il voit et entend. Cette expérience théâtrale devient ainsi une réflexion philosophique sur la nature insaisissable de la vérité et la complexité de notre perception du réel.
Le baroque
Cette exploration s'inscrit dans une esthétique baroque, où les personnages sont dans la feinte, brouillant les évidences du sentiment avec une série de malentendus. Le quiproquo initial (la confusion entre Clarice et Lucrèce) et les subterfuges qui s'ensuivent créent un jeu de miroirs et de mises en abyme caractéristique du baroque, questionnant la stabilité de la réalité et de l'identité. Le baroque montre un monde inconstant, incompréhensible pour l'homme, soumis à de multiples métamorphoses, un vertige, de la profondeur, des choses insaisissables, qui exprime la faiblesse de l’homme qui ne sait pas pourquoi il vit et ignore presque tout du monde où il vit et mourra.
En utilisant le mensonge comme outil philosophique, Corneille démontre la capacité de la comédie à aller au-delà du simple divertissement. Il en fait un genre capable d'offrir une réflexion profonde sur la nature humaine et les questions fondamentales de vérité et d'illusion. Ainsi, Le Menteur devient non seulement une comédie divertissante, mais aussi une œuvre philosophique qui interroge la nature même de la réalité et de la perception humaine, célébrant la puissance du théâtre.
10. Le mensonge comme célébration de l'imagination et vision positive de la vie
Corneille utilise le mensonge comme un moyen de célébrer la puissance de l'imagination et d'offrir une vision étonnamment positive de la vie. Cette approche permet à l'auteur de faire l'éloge de la comédie comme un genre capable de transcender la réalité et d'explorer les possibilités infinies de l'esprit humain.
L'éloge de l'inventivité et de la virtuosité verbale
Les mensonges de Dorante sont souvent des prouesses d'inventivité et de virtuosité verbale. Son récit de la fête somptueuse sur l'eau (Acte I, scène 5) en est un parfait exemple :
"DORANTE : Je fis de ce bateau la salle du festin :
Là je menai l'objet qui fait seul mon destin ;
De cinq autres beautés la sienne fut suivie,
Et la collation fut aussitôt servie." (v. 373-376)
Cette capacité à créer des mondes entiers par la parole est une célébration de la puissance créatrice du langage, fondement même de l'art théâtral. Dorante se vante d'ailleurs de concurrencer les auteurs de romans, genre alors très à la mode dans les milieux mondains de Paris :
"J'aime à braver ainsi les conteurs de Nouvelles (…)
Je le sers aussitôt d'un conte imaginaire
Qui l'étonne lui-même et le force à se taire." (v. 362-365)
Le plaisir du jeu et de la transgression dans la création comique
Dorante prend un plaisir évident à inventer ses mensonges, reflétant la joie inhérente à l'acte de création. Ce plaisir de la transgression et du jeu avec la réalité est une célébration de la liberté créatrice que permet la comédie, capable de s'affranchir des contraintes du réel pour explorer toutes les possibilités de l'imagination.
La défense implicite du théâtre comme art de l'illusion et de la transformation
À travers les mensonges de Dorante, Corneille défend implicitement le théâtre comme un art de l'illusion et de la transformation.
Une vision optimiste de la vie humaine
Malgré un monde de faux-semblants où vérité et mensonge se confondent, ce sont des valeurs positives qui émergent. La générosité du héros, ainsi que le plaisir de la comédie, transcendent les tromperies et les illusions. Corneille semble ainsi suggérer que, malgré les incertitudes et les ambiguïtés de l'existence, il est possible de trouver du plaisir et du sens dans la vie réelle.
Cette vision positive contraste avec le pessimisme ambiant du XVIIe siècle, souvent marqué par des interrogations profondes sur la mort et la condition humaine. Contrairement à la conception dominante du theatrum mundi qui voit le monde comme une scène de théâtre où se joue la comédie humaine sous le regard de Dieu, Corneille en propose une version plus optimiste. Dorante, bien qu'acteur sur la scène du monde, cherche à donner un sens à son rôle et à l'assumer pleinement, avec générosité.
La célébration de l'art comme dépassement de soi : la générosité
En présentant un menteur sympathique et créatif, Corneille célèbre la capacité de l'art à transcender les jugements moraux simplistes. Dorante, malgré ses mensonges, n'est pas puni à la fin de la pièce, mais récompensé par l'amour. Comme Corneille l'explique dans son Discours de l'utilité et des parties du poème dramatique :
"Il est hors de doute que c'est une habitude vicieuse que de mentir ; mais il débite ses menteries avec une telle présence d'esprit, tant de vivacité, que cette imperfection a bonne grâce en sa personne, et fait confesser au spectateur que le talent de mentir ainsi est un vice dont les sots ne sont points capables."
Dans l'espace de la comédie, la créativité et l'imagination peuvent être valorisées au-delà des considérations morales conventionnelles, comme une forme de générosité aristocratique. Dans la pensée de Corneille, la générosité est une qualité noble qui transcende la simple honnêteté ou la bonté. Elle implique une grandeur d'âme, une capacité à agir de manière désintéressée et héroïque. Chez Dorante, cette générosité se manifeste par son imagination débordante et son désir de créer un monde plus grand que nature. L'excès apparaît comme une marque de noblesse : tout comme Rodrigue, dans Le Cid, se distingue par l'excès de son courage et de son sens de l'honneur, Dorante se démarque par l'excès de son imagination et de sa créativité. Ses mensonges ne sont pas mesquins, mais grandioses et audacieux. Cette vision de la générosité comme une qualité qui dépasse les simples considérations morales reflète probablement la propre conception de Corneille de la noblesse d'âme et de l'excellence artistique. En créant des personnages comme Rodrigue et Dorante, Corneille célèbre non seulement un idéal aristocratique, mais aussi, d'une certaine manière, sa propre vision de l'artiste comme créateur audacieux et inspiré, capable de transcender la réalité ordinaire pour créer des œuvres extraordinaires.
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