Stendhal, Le Rouge et le Noir
LE COURS

Ce cours aborde tous les thèmes qu'il faut maîtriser sur le roman de Stendhal et sur le parcours "Le personnage, esthétique et valeurs". Organisé par blocs thématiques, il vous prépare à traiter n'importe quel sujet de dissertation qui pourrait tomber le jour du bac, à comprendre la problématique, à construire un plan (parties et sous-parties) et à vous appuyer sur des références et des citations précises de l’œuvre.
JULIEN SOREL, QUEL TYPE DE HÉROS ?
Julien, pour son côté héroïque, montre un certain goût pour la stratégie, le défi, la provocation ou le duel, qui est souvent une sorte de parodie de bonapartisme appliquée à la vie quotidienne. C’est donc plutôt l’anti-héroïsme de Julien qu’il faut mettre en avant, en montrant la profonde inadaptation de la réponse du personnage au monde auquel il appartient, et qui l’expose à la cruauté, à l’incompréhension, voire au ridicule.
Pour introduire la question : un héros difficile à caractériser
Vu du dehors, le personnage est difficile à cataloguer, comme le montrent les très nombreuses étiquettes qu’on lui attribue au fil du récit : « petit Sorel », « paysan », « ouvrier », « domestique », « petit bourgeois », « MARTIN LUTHER », « plébéien », « provincial », « gueux », « pauvre charpentier du Jura », « jeune lévite »... Julien endosse de multiples identités, qui correspondent à ses rôles sociaux (précepteur, séminariste, secrétaire, prisonnier).
L’admirateur de Napoléon : un désir d’héroïsme
Il a été élevé dans la légende dorée de Napoléon par le Chirurgien-Major, qui lui a légué son exemplaire du Mémorial de Sainte Hélène dont la lecture religieuse lui sert de guide jusqu’à la porte de la chambre à coucher de Mme de Rênal ; il conserve le portrait de l’Empereur tel le portrait d’un être cher, il se plaît à trouver un écho de la destinée de Napoléon jusque dans le vol de l’épervier au-dessus des bois de Vergy, etc. C’est la perte de ce livre qu’il pleure dans la scène de l’usine au début du roman.
Au début du roman, le jeune Julien Sorel rêve aux beaux dragons de l'armée d’Italie en marche vers la gloire, à la destinée surhumaine de Napoléon et son imagination s'exalte en des rêves héroïques. Pour lui, Bonaparte est une icône qu’il aime d’un amour aveugle, le Mémorial est « sa Bible » et la « destinée de Napoléon » informe « le roman » de sa vie : « Le jeune paysan ne voyait rien entre lui et les actions héroïques que le manque d’occasion » (I,12).
Un côté héroïque
Cette admiration pour Napoléon mène à des initiatives dignes d’un guerrier : il a le goût de l’équitation comme en témoigne sa grande fierté au moment de la procession de la Saint Clément, il provoque en duel de Beauvoisis, il prend des leçons de tir au pistolet à Paris, pour se préparer à un éventuel combat. Au séminaire, se sentant cerné d’ennemis, il s’arme d’un compas qu’il est toujours prêt à dégainer, mais est-ce une arme bien digne de l’habit de son porteur ? N’y a-t-il pas dans le tempérament sanguin de Julien une propension à la violence bien éloignée de l’idéal chevaleresque ou, plus simplement, des valeurs d’un héros authentique ?
« Tous ses plaisirs étaient de précaution : il tirait le pistolet tous les jours, il était un des bons élèves des plus fameux maîtres d’armes. Dès qu’il pouvait disposer d’un instant, au lieu de l’employer à lire comme autrefois, il courait au manège et demandait les chevaux les plus vicieux. Dans les promenades avec le maître du manège, il était presque régulièrement jeté par terre. » (II, 5)
La violence de Julien
Loin de toute conduite héroïque, Julien tire plusieurs coups de pistolet dans le dos de la femme qu’il a aimée, Mme de Rênal, dans une église : la monstruosité d’un tel acte a pu paraître inouïe aux lecteurs, mais elle avait des signes avant-coureurs dans le roman. Toute proportion gardée, on peut songer à la force avec laquelle il retint la main de Madame de Rênal dans la sienne, dans un geste de possession et de victoire plus que d’amour et de tendresse (texte nº2 de l’oral). Plus tard, il montera armé dans la chambre de Mathilde, qu’il menacera de transpercer de l’épée attachée au mur de la bibliothèque. Enfin, il se plaît même à imaginer un crime avec plaisir : « si je m’en croyais, je commettrais quelque crime pour me distraire », (II, 56) songe-t-il du temps où il entreprend de séduire la Maréchale de Fervaques dans le seul but de reconquérir Mathilde.
« Julien entra dans l’église neuve de Verrières. Toutes les fenêtres hautes de l’édifice étaient voilées avec des rideaux cramoisis. Julien se trouva à quelques pas derrière le banc de madame de Rênal. Il lui sembla qu’elle priait avec ferveur. La vue de cette femme qui l’avait tant aimé fit trembler le bras de Julien d’une telle façon, qu’il ne put d’abord exécuter son dessein. Je ne le puis, se disait-il à lui-même ; physiquement, je ne le puis.
En ce moment, le jeune clerc qui servait la messe sonna pour l’élévation. Madame de Rênal baissa la tête qui un instant se trouva presque entièrement cachée par les plis de son châle. Julien ne la reconnaissait plus aussi bien ; il tira sur elle un coup de pistolet et la manqua ; il tira un second coup, elle tomba. »
Le ridicule de Julien
Ainsi la manière qu’a Julien de conduire ses entreprises amoureuses comme un maréchal en campagne fait sourire le lecteur, et alimente souvent l’ironie du narrateur, notamment lorsqu’il se surprend à rêver aux victoires de la Grande Armée au terme de sa première nuit avec Madame de Rênal.
Le prisme militaire continue de diriger ses actions dans l’intrigue qui le lie à Mathilde, et le rend longtemps imperméable à l’amour véritable : il ne « monte » ainsi chez Mathilde qu’après une « reconnaissance militaire » fort exacte des lieux, et avant tout pour braver les gentilshommes qu’il s’imagine cachés chez elle pour l’humilier. Si bien qu’il se trouve bien ridicule lorsque, face à la jeune fille seule, il s’aperçoit qu’il « ne savait pas comment se conduire », n’ayant « pas d’amour du tout ». Enfin, sa propension au duel le tourne aussi en ridicule, notamment lorsqu’il confond le chevalier de Beauvoisis avec son cocher, qu’il rue de coups de la manière la plus grossière qui soit, une fois sa bévue découverte.
« À force de songer aux victoires de Napoléon, il avait vu quelque chose de nouveau dans la sienne. Oui, j’ai gagné une bataille, se dit-il, mais il faut en profiter, il faut écraser l’orgueil de ce fier gentilhomme pendant qu’il est en retraite. C’est là Napoléon tout pur. (…) Madame de Rênal ne put fermer l’œil. Il lui semblait n’avoir pas vécu jusqu’à ce moment. Elle ne pouvait distraire sa pensée du bonheur de sentir Julien couvrir sa main de baisers enflammés. »
Un enfant maltraité
La violence dont fait preuve Julien ne vient-elle pas de la double violence familiale et sociale à laquelle il est soumis ? Il faudrait ainsi voir dans cette attitude un « produit » de l’époque décrite par le roman réaliste plus qu’un modèle d’anti-héros ; la violence de Julien demande à être nuancée, ne pouvant pas à elle seule rendre compte de la complexité du personnage, chez qui la vulnérabilité est mêlée à l’agressivité, la tendresse à l’orgueil, le panache à l’hypocrisie.
Julien apparaît d’abord sous les traits d’un enfant rudoyé par son père qui le laisse en sang, par ses frères, par les garçons de Verrières. Ainsi le modèle militaire, la stratégie de dissimulation et le « régime de violence » qui le caractérisent apparaissent d’abord respectivement comme l’héritage intellectuel du Chirurgien-Major, comme une condition de survie et une réponse face à un père retors et violent.
« Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien ; un second coup aussi violent,
donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l’équilibre. (…) Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux,
moins à cause de la douleur physique que pour la perte de son livre qu’il adorait. »
Un jeune homme inadapté à son temps
Julien pourrait ainsi se plaindre d’être « venu trop tard dans un monde trop vieux » (Musset). Aussi, tout « guerrier » se rêve-t-il, il ne trouve pas de combat à la mesure de ses ambitions. Devenir prêtre est son seul horizon et les combats de ce guerrier sans armée et sans champ de bataille n’auront qu’une ville de province, un séminaire et un salon parisien pour théâtre. Cela ne fait décidément de Julien qu’un « héros » par métaphore.
LE ROUGE ET LE NOIR, « CHRONIQUE DE 1830 » : QUELLE SOCIÉTÉ DANS LE ROMAN ?
Le tableau d’une société en crise
Le Rouge et le Noir s'inscrit dans le courant de désenchantement propre à l’époque qui suivit la Restauration de 1815. Stendhal choisit justement pour cadre de son récit la France de la Restauration, France désabusée qui voit s’effondrer les espoirs soulevés par la Révolution de 1789 et l’empire napoléonien. La grande réussite du romancier est d’avoir saisi l’esprit de cette époque : celui d’une crise, d’une fin de règne, « la senteur cadavéreuse d’une société qui s’éteint ». La France de 1830 « n’a plus qu’une vie galvanique », « la convulsion d’une agonie ». Ainsi, Le Rouge et le Noir révèle le mal qui ronge le monde social.
Une société de conflits entre tous
C’est donc une chronique bien noire que dresse Stendhal à travers Le Rouge et le Noir, roman désespéré, qui est aussi l’espace d’une violente lutte des classes. La guerre y est générale : Verrières est le lieu d’un
affrontement aussi mesquin qu’impitoyable entre M. de Rênal et Valenod, le séminaire est un concentré de coups bas et d’hypocrisies, l’hôtel de La Mole le cadre d’une conspiration... Pour pouvoir s’en sortir, il faut être exempt de tout scrupule, et savoir « qui il faut écraser », comme le dit le marquis de La Mole. Toute la société dépeinte par Stendhal repose sur l’opposition (inscrite dans les deux couleurs contrastées du titre), sur le conflit permanent : entre les parents et les enfants, entre les amants, entre les libéraux et les ultras, entre les bourgeois et les nobles, etc.
Une société injuste et sans espoir
Le roman révèle ainsi la « guerre de tous contre tous » à l’œuvre dans la société de 1830, en même temps qu’il dénonce l’injustice de classe, pointée du doigt par Julien lors de son procès : « Messieurs, je n’ai point
l’honneur d’appartenir à votre classe ». Nul progrès, nul espoir possibles dans cette société désenchantée, dans laquelle triomphe l’argent et où l’ennui ronge les jeunes gens « vêtus de noir » : Julien est guillotiné alors que le parvenu Valenod prend la place de M. de Rênal à la mairie de Verrières (cette destitution est un signe des temps : le remplacement d’un authentique aristocrate par un vulgaire « coquin »).
L’amour idéal impossible
La mise au jour des « odieuses vérités du cœur humain ». Pas de place non plus pour l’amour dans Le Rouge et le Noir. Stendhal montre que l’amour n’est jamais séparable de la société, que les relations intimes entre les hommes et les femmes sont toujours sociales. Comme nous l’avons vu, c’est d’abord par ambition que Julien entreprend la conquête de Mme de Rênal : obtenir les faveurs de « la dame », c’est remporter une victoire sociale, se montrer l’égal d’un M. de Rênal. Même si « la passion vraie » de Mme de Rênal finit par rassurer Julien, celui-ci ne pourra toutefois jamais se confier, parce qu’une sincérité entière est impossible : alors qu’il se laisse aller à faire l’éloge de Napoléon, un « froncement de sourcil » lui fait perdre « l’illusion » d’une entente parfaite : l’amour n’abolit pas les frontières sociales.
Un jeune homme sensible
Son armure se fend souvent pour laisser place à une sensibilité pure. Celle-ci s’exprime à travers l’amour : Madame de Rênal ne cède ainsi qu’au jeune homme qui fond en larmes à ses pieds, nullement au petit stratège qui l’étonne et qu’elle ne comprend pas. L’amitié aussi fait surgir en Julien des moments d’effusion sentimentale - il se pardonne difficilement de devoir jouer devant son ami Foucher la comédie de la dévotion. Enfin son cœur penche, en dépit de ses ambitions, vers les opprimés. Les détenus auxquels Valenod impose silence pendant le repas qu’il offre à Julien en fournissent l’exemple : le narrateur souligne bien l’authenticité de la sensibilité de Julien : « il avait les manières, mais non pas encore le cœur de son état. Malgré toute son hypocrisie si souvent exercée, il sentit une grosse larme couler le long de sa joue. »
« En le voyant entrer, madame de Rênal se jeta vivement hors de son lit. Malheureux ! s’écria-t-elle. Il y eut un peu de désordre. Julien oublia ses vains projets et revint à son rôle naturel ; ne pas plaire à une femme si charmante lui parut le plus grand des malheurs. Il ne répondit à ses reproches qu’en se jetant à ses pieds, en embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec une extrême dureté, il fondit en larmes.
Quelques heures après, quand Julien sortit de la chambre de madame de Rênal, on eût pu dire, en style de roman, qu’il n’avait plus rien à désirer. En effet, il devait à l’amour qu’il avait inspiré et à l’impression imprévue qu’avaient produite sur lui des charmes séduisants une victoire à laquelle ne l’eût pas conduit toute son adresse si maladroite. »
M. Valenod regarda un de ses gens en grande livrée, qui disparut, et bientôt on n’entendit plus chanter. Dans ce moment, un valet offrait à Julien du vin du Rhin, dans un verre vert, et madame Valenod avait soin de lui faire observer que ce vin coûtait neuf francs la bouteille pris sur place. Julien, tenant son verre vert, dit à M. Valenod :
– On ne chante plus cette vilaine chanson.
– Parbleu ! je le crois bien, répondit le directeur triomphant, j’ai fait imposer silence aux gueux.
Ce mot fut trop fort pour Julien ; il avait les manières, mais non pas encore le cœur de son état. Malgré toute son hypocrisie si souvent exercée, il sentit une grosse larme couler le long de sa joue.
Un personnage peu aimable : anti-héros
De l’amour pour Mme de Rênal ?
L’amour de Julien est teinté d’orgueil, de vanité. Au départ, il n’aime pas Mme de Rênal. Ce n’est pas poussé par de nobles sentiments qu’il fait la conquête de Mme de Rênal, mais parce qu’il se doit à lui-même de devenir son amant, afin qu’elle ne le méprise plus de ne pas être « bien né », et comme un défi personnel :
« Son âme fut inondée de bonheur, non qu’il aimât madame de Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser » (lorsqu’il lui prend enfin la main, au dernier coup de 10 heures). Lorsqu’elle finit par se donner à lui, le jeune homme se trouve déçu, désappointé — « Mon Dieu ! être heureux, être aimé, n’est-ce que ça ? » — il se demande seulement s’il a « bien joué [son] rôle » (I, 15).
Le défi de séduire puis de re-séduire Mathilde de La Mole
Même désenchantement lors de l’entreprise de séduction de la fière Mathilde de La Mole, dans laquelle Julien se lance par esprit de défi social, pour se prouver à lui-même qu’il est capable de dépasser les
barrières les plus infranchissables en devenant l’amant d’une des héritières les plus convoitées de la haute société. La première nuit qu’il passe avec la jeune femme lui semble « singulière plutôt qu’heureuse ». Il commence à s’intéresser à elle quand il réalise qu’elle est la « reine du bal », convoitée par tous les jeunes premiers de la société parisienne.
Repoussé ensuite par Mathilde, Julien connaît la souffrance amoureuse et la vexation profonde d’avoir été le jouet d’une aristocrate. Il la conquiert de nouveau en appliquant les conseils du prince Korasoff, mais une fois cette reconquête achevée, la passion qu’il éprouvait pour la jeune femme semble se tarir ; plus que de l’amour, il ressent surtout la fierté d’avoir su se faire aimer « de ce monstre d’orgueil ».
La découverte tardive de l’amour sincère, en prison, pour Mme de Rênal
Toutefois, le personnage évolue : le Julien qui tire sur Mme de Rênal est un homme qui met d’autres valeurs (une certaine morale, le devoir, l’honneur, le bonheur, la liberté, la vérité) au-dessus de la réussite et de
la reconnaissance sociales et qui va pouvoir accéder au véritable amour – mais trop tard.
Ce n’est qu’en prison, au moment de mourir, qu’il éprouve un amour véritable ; il reconnaît enfin la passion qui l’a lié à Mme de Rênal, et à elle seule. Il réalise alors que le bonheur s’est trouvé à sa portée, « pendant les promenades dans les bois de Vergy », mais qu’entraîné par « une ambition fougueuse », il l’a laissé s’enfuir.
Il faut donc tenir compte de la dimension initiatique du roman : Julien, à travers son évolution, et par des épreuves douloureuses et des combats, se bat aussi contre lui-même.
Un garçon ambitieux et hypocrite
Il s’agit d’un ambitieux qui ruse, calcule ses investissements affectifs et intellectuels. Prêt à tout pour parvenir, Julien est un nouveau type de héros, « peu aimable », dont les valeurs sont contestables. Il semble mû par des sentiments négatifs : la haine, le dégoût, l’hypocrisie.
Le narrateur souligne à plusieurs reprises cette hypocrisie du personnage, qui sans cesse travaille son corps et son esprit et s’efforce de jouer son rôle de jeune prêtre dévot. On peut penser aux nombreuses scènes où Julien épate son public en récitant par cœur des pages de la Bible, en latin, par exemple lors du dîner chez les Valenod : « Mon métier, y déclare le jeune homme, est de faire réciter des leçons et d’en réciter moi-même » (I, 22).
Julien menteur
Julien, pour pouvoir converser en « habit bleu » avec le marquis de La Mole, il devient le « frère cadet du comte de Chaulnes » ; pour reconquérir l’altière Mathilde, il suit « la politique russe » de son ami le prince Korasoff et devient le soupirant de Mme de Fervaques ; à la fin du roman, il prend l’identité chimérique du chevalier Julien Sorel de La Vernaye, parachevant ainsi son parcours d’hypocrite.
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